Gavroche
« Quel roman que ma vie » aurait dit Napoléon à Sainte-Hélène... Le roman, en effet, pourrait reconnaître pour sien ce personnage dont l'ascension et la chute fulgurantes ont inscrit le mythe dans l'Histoire. Monde clos, dont les ficelles sont manipulées par un créateur démiurge, le roman déploie en effet des personnages qui ne sont pas, comme nous, englués dans l'arbitraire ni voués à des hasards dérisoires. Pour Camus, l'intérêt du roman se rattache à la façon dont l'homme se sent situé et déterminé sur la terre. Les gens voudraient rester fidèles à leurs douleurs et à leurs passions, mais des "distractions" surviennent, et ils se laissent entraîner, à leur honte secrète, là où les nécessités de l'existence les détournent de leur monde intérieur. A cette versatilité, reflet de l'incohérence générale du monde, le roman semble opposer la fidélité à soi, la permanence. Camus donne lui-même dans L'Homme révolté des exemples de cette fabrication par le roman d'un destin cohérent où l'homme trouve une unité :
Qu'est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l'action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin. Le monde romanesque n'est que la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l'homme. Car il s'agit bien du même monde. La souffrance est la même, le mensonge et l'amour. Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n'est ni plus beau ni plus édifiant que le nôtre. Mais eux, du moins, courent jusqu'au bout de leur destin, et il n'est même jamais de si bouleversants héros que ceux qui vont jusqu'à l'extrémité de leur passion. [...] C'est ici que nous perdons leur mesure, car ils finissent alors ce que nous n'achevons jamais. Mme de La Fayette a tiré La Princesse de Clèves de la plus frémissante des expériences. Elle est sans doute Mme de Clèves, et pourtant elle ne l'est point. Où est la différence?