Germinal
1 J’écris dans ce pays qui souffre mille morts,
Qui montre à tous les yeux ses blessures pourprées[1],
Et la meute sur lui grouillante qui le mord,
Et les valets sonnant dans le cor la curée ! 5 J’écris dans ce pays que les bouchers écorchent,
Et dont je vois les nerfs, les entrailles, les os…
Et dont je vois les bois brûler comme des torches,
Et, sur les blés en feu, la fuite des oiseaux… J’écris dans cette nuit profonde et criminelle
10 Où j’entends respirer les soldats étrangers…
Et les trains s’étrangler au loin dans les tunnels
Dont Dieu sait si jamais ils pourront déplonger [2]! J’écris dans un champ clos, où, de deux adversaires,
L’un semble d’une pièce, armure et palefroi ;
15 Et l’autre, que l’épée atrocement lacère,
A, lui, pour tout arroi, sa bravoure et son droit ! J’écris dans cette fosse, où, non plus un prophète[3],
Mais un peuple est parmi les bêtes descendu,
Qu’on somme de ne plus oublier sa défaite
20 Et de livrer aux ours la chair qui leur est due… J’écris dans ce décor tragique, où les acteurs
Ont perdu leur chemin, leur sommeil et leur rang,
Dans ce théâtre vide où les usurpateurs
Annoncent de grands mots pour les seuls ignorants… 25 J’écris dans la chiourme énorme qui murmure…
J’écris dans l’oubliette, au soir, qui retentit
Des messages frappés du poing contre les murs,
Infligeant aux geôliers d’étranges démentis ! Louis Aragon, Le Musée Grévin, « J’écris dans ce pays », 1943
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[ 1 ]. De couleur pourpre, rouge foncé.
[ 2 ]. Verbe formé sur plonger: ici, sortir.
[ 3 ]. Allusion au prophète