Giono et le moraliste imaginaire
JEAN-YVES LAURICHESSE
Giono n’avait jamais pensé que l’homme fût « naturellement bon », n’avait jamais ignoré la violence qui l’habite au plus profond, et ses premiers romans n’avaient rien de l’idylle ou de la « bergerie » à quoi l’on a voulu parfois les réduire. Mais dans Colline, Regain, Le Chant du monde ou Batailles dans la montagne, cette violence s’inscrivait dans un ordre naturel du monde, ce qui pouvait avoir valeur de justification. Avec la guerre et ses deux emprisonnements successifs pour des motifs opposés, en 1939 pour pacifisme, en 1945 pour « collaboration », Giono a perdu les illusions qui l’avaient fait se prendre parfois pour un maître à penser, espérant influer sur le cours de l’Histoire, dans son combat des années trente pour la paix et les « vraies richesses ». Il a fait l’expérience du mal incarné non plus dans la société capitaliste et le progrès technique, mais dans l’homme lui-même. Or seule la création romanesque pouvait lui permettre d’affronter cette terrible réalité. C’est à ce moment-là qu’il a eu besoin de recourir à un vocabulaire et à des notions qui viennent tout droit d’une tradition moraliste dont ses livres d’avant-guerre ne portaient pas trace : l’âme, lecœur, les passions, les caractères. Non pas pour écrire des traités de morale, mais pour faire entrer la dimension morale dans l’imaginaire romanesque, par l’invention de personnages en retrait du monde et qui porteront sur l’homme le regard pénétrant du moraliste.
Trois d’entre eux me semblent particulièrement exemplaires, et c’est à travers eux que je voudrais dégager un certain nombre de traits caractéristiques de ce « moraliste imaginaire ». Deux appartiennent aux Chroniques romanesques, le troisième au Cycle du Hussard. D’abord, le Procureur royal de Grenoble dans Un roi sans divertissement (la chronique de 19471, mais aussi le film de 1963, réalisé par François Leterrier2, mais dont Giono a écrit le scénario3 et suivi de très près le