Giraudaux
HECTOR. - Et voilà le vrai combat, Ulysse.
ULYSSE. - Le combat d'où sortira ou ne sortira pas la guerre, oui.
HECTOR. - Elle en sortira ?
ULYSSE. - Nous allons le savoir dans cinq minutes.
HECTOR. - Si c'est un combat de paroles, mes chances sont faibles.
ULYSSE. - Je crois que cela sera plutôt une pesée. Nous avons vraiment l'air d'être chacun sur le plateau d'une balance. Le poids parlera...
HECTOR. - Mon poids ? Ce que je pèse, Ulysse ? Je pèse un homme jeune, une femme jeune, un enfant à naître. Je pèse la joie de vivre, la confiance de vivre, l'élan vers ce qui est juste et naturel.
ULYSSE. - Je pèse l'homme adulte, la femme de trente ans, le fils que je mesure chaque mois avec des encoches, contre le chambranle du palais... Mon beau-père prétend que j'abîme la menuiserie... Je pèse la volupté de vivre et la méfiance de la vie.
HECTOR. - Je pèse la chasse, le courage, la fidélité, l'amour.
ULYSSE. - Je pèse la circonspection devant les dieux, les hommes, et les choses.
HECTOR. - Je pèse le chêne phrygien, tous les chênes phrygiens feuillus et trapus, épars sur nos collines avec nos bœufs frisés.
ULYSSE. - Je pèse l'olivier.
HECTOR. - Je pèse le faucon, je regarde le soleil en face.
ULYSSE. - Je pèse la chouette.
HECTOR. - Je pèse tour un peuple de paysans débonnaires, d'artisans laborieux, de milliers de charrues, de métiers à tisser, de forges et d'enclumes... Oh ! pourquoi, devant vous, tous ces poids me paraissent-ils tout à coup si légers !
ULYSSE. - Je pèse ce que pèse cet air incorruptible et impitoyable sur la côte et sur l'archipel.
HECTOR. - Pourquoi continuer ? la balance s'incline.
ULYSSE. - De mon côté ?... Oui, je le crois.
HECTOR. - Et vous voulez la guerre ?
ULYSSE. - Je ne la veux pas. Mais je suis moins sûr de ses intentions