Gouverner
1.1 L'artificiel
Paradoxalement, l'artificiel est ce qui révèle avec le plus de netteté l'intervention humaine. Le robot n'existerait pas sans l'être humain. L'essentiel de la pollution non plus, mais pas davantage la littérature ou le cinéma. En lui-même, l'artificiel ne mérite ni les excès d'amour ni les explosions de haine.
Le maniement de l'artificiel témoigne cependant d'une forme de pensée d'émergence encore assez récente. Certes, des gens comme Aristote ou Platon avaient saisi la différence entre la créativité humaine et les instruments qu'elle engendre et dont elle se sert, entre l'inventivité et ses productions. Décrire l'homme comme un homo faber, c'était lui reconnaître bien avant McLuhan la capacité de prolonger ses membres par des instruments. Il faudra cependant attendre des gens comme Machiavel ou Clausewitz pour que la stratégie s'avance à l'avant-scène et mette ouvertement des instruments au service des pouvoirs militaires ou politiques. Dans Le Prince, Machiavel, contrairement à ce qu'on lui fait dire, ne glorifie ni le meurtre ni le cynisme. Il laisse au Prince l'évaluation des valeurs. Lui parle des moyens : « Si le prince tient mordicus au pouvoir, voici comment obtenir le résultat. » Au prince la pensée, au conseiller l'identification des instruments. (Machiavel, il est vrai, dira autre chose dans les Discours sur la première décade de Tite-Live.) Cette dissociation des alternatives morales et de la stratégie appartient aujourd'hui, pour le meilleur et pour le pire, au bloc compact des certitudes. Elle soustrait le conseiller au déchirement des questions éthiques, tout en dispensant les princes et autres gouvernants de tout contact salissant avec les basses oeuvres. Dissociation permettant à François Mitterrand de tout nier au sujet du Rainbow Warrior au motif qu'il appartenait aux services secrets de « faire le nécessaire ». La relative autonomie des conseillers et des instruments, semblable à celle des serviteurs