On courrait un grand risque d'éparpillement si l'on entreprenait de recenser les différentes formes du mal. Ce n'est pas tant dans le fait qu'il faudrait d'abord s'épuiser à le définir, par rapport à un bien suspect, lui aussi, de variabilité. C'est surtout que le propre du mal est de s'installer dans la pluralité, la déviance, l'invention de formes toujours nouvelles. Le bien, lui, vise l'unité, la pacification, la norme, au point que ses chemins paraissent parfois ternes et fades. Rien ne dit mieux, au fond, cet ondoiement du mal que les anneaux du serpent qui en est, on le sait, le symbole attitré. Ondoiement de ses formes, mais aussi de ses représentations : car le mal entraîne autant de répulsion ou de terreur que de fascination. Il a, lui aussi, ses héros, princes noirs de la révolte – Valmont, Don Juan – comme ses victimes : ainsi Job, dont les plaintes envoient à Dieu l'expression de la vraie souffrance, qui est de ne pas comprendre : Jusqu'à quand me tourmenterez-vous et me broierez-vous avec des mots ? Voilà dix fois que vous m'insultez. N'avez-vous pas honte de me torturer ? (La Bible, Livre de Job, 19, 2-3) Car voici l'endroit où achoppent les fois les plus profondes : pourquoi le mal et la souffrance qui en découle, si Dieu est censé être bon et puissant ? Certes bien des philosophes se sont employés à dédouaner Dieu de cette responsabilité : les théodicées (ou "justice de Dieu" : qu'on pense à celle de Leibniz) insistent par exemple sur la liberté dont jouit la créature, liberté qui consiste aussi à faire le mal ; d'autres vont rappeler la dimension pédagogique de la souffrance ou arguer de l'impénétrabilité des mystères divins pour supposer qu'un bien supérieur puisse naître d'un mal apparent. Ce fut entre autres l'argument de Rousseau contre le scepticisme de Voltaire au lendemain du tremblement de terre de Lisbonne : « La nature me confirme de jour en jour, qu’une mort accélérée n’est pas toujours un mal réel et