Jepensedoncjefuis Ludivine
Dialogue philosophique en trois journées et un prologue Lionel Spinosa
Prologue
La main droite fine et parcheminée posée sur la poignée de la porte, s’appuyant de la main gauche sur sa canne, le vieil homme respirait péniblement, n’osant entrer. Voilà près de cinq minutes, qu’il était là, ainsi, incapable d’agir. Fuir, encore ? Toujours, fuir ? Et si c’était bien elle ? Que lui diraittil ? Le reconnaîtraitelle ? Non, impossible, il était si vieux, méconnaissable : luimême, il y avait bien longtemps qu’il ne reconnaissait plus son propre visage vallonné. Quel échec, pour un homme ayant passé sa vie à essayer de se connaître. Sa barbe blanche était le fruit de la décision prise un jour de ne plus se confronter au miroir chaque matin, ou en tout cas de s’y confronter le moins longtemps possible. Ne plus voir ses yeux coupables, ne plus voir la mort laisser son empreinte chaque jour un peu plus. Son rasoir à la main, souvent il avait songé à se proiguer lui même le repos éternel, l’ultime délivrance. La grande faucheuse tardait tant à venir, à lui prodiguer le repos, prolongeant sans fin ces années de souffrance et de culpabilité. Dans le couloir, des clients sortaient hilares et transpirants des chambres des filles et regardaient le vieillard face à la porte de la chambre avec un œil à la fois moqueur et sarcastique : il devina leurs pensées, et il eut honte. Un vieillard au bordel. Jeune, son plaisir était d’être pris pour ce qu’il n’était pas. Mais vieux… Il devrait franchir cette porte, il le savait. Mais il savait aussi que ce serait son Rubicon. Ce ne serait alors pas Jules César poursuivant Pompée, ce serait lui, Pierre, chassant enfin ses vieux démons, réglant ses comptes.