Kean de sartres
À Londres, Kean, acteur célèbre, joue Othello, de Shakespeare. Othello, jaloux, tue sa femme, Desdémone, en l’étouffant avec un oreiller. Or, dans la salle, se trouve Eléna, la femme du comte, ambassadeur du Danemark, et Kean en est amoureux. Mais il la croit convoitée par le prince de Galles, assis à côté d’elle. Soudain, Kean, depuis la scène, s’adresse à eux.
KEAN. […] (Tourné vers Eléna). Vous, Madame, pourquoi ne joueriez-vous pas Desdémone ? Je vous étranglerais si gentiment ? (Élevant l’oreiller au-dessus de sa tête.) Mesdames, Messieurs, l’arme du crime. Regardez ce que j’en fais. (Il le jette devant l’avant-scène, juste aux pieds d’Eléna.) À la plus belle. Cet oreiller, c’est mon cœur ; mon cœur de lâche tout blanc : pour qu’elle pose dessus ses petits pieds. (À Anna.) Va chercher Cassio, ton amant : il pourra désormais te cajoler sous mes yeux1. (Se frappant la poitrine.) Cet homme n’est pas dangereux. C’est à tort qu’on prenait Othello pour un grand cocu royal. Je suis un co… co… un… co… co…mique. (Rires. Au prince de Galles.) Eh bien, Monseigneur, je vous l’avais prédit : pour une fois qu’il me prend une vraie colère, c’est l’emboîtage2.
[ (Les sifflets redoublent : « À bas Kean ! À bas l’acteur ! » Il fait un pas vers le public et le regarde. Les sifflets cessent.) Tous, alors ? Tous contre moi ? Quel honneur ! Mais pourquoi ? Mesdames, Messieurs, si vous me permettez une question. Qu’est-ce que je vous ai fait ? Je vous connais tous mais c’est la première fois que je vous vois ces gueules d’assassins. Est-ce que ce sont vos vrais visages ? Vous veniez ici chaque soir et vous jetiez des bouquets sur la scène en criant bravo. J’avais fini par croire que vous m’aimiez… Mais dites donc, mais dites donc : qui applaudissiez-vous ? Hein ? Othello ? Impossible : c’est un fou sanguinaire. Il faut donc que ce soit Kean. « Notre grand Kean, notre cher Kean, notre Kean national »