On dit de la lecture qu'elle est un grand voyage immobile et justement c'est ça qui me faisait dormir ! Le voyage immobile ! Comment Mathilde (1) faisait-elle pour être si belle et si concentrée à la fois ? Son corps qui aurait dû la sortir du livre et la faire trépigner d'impatience à vivre l'y emmenait ! L’immobilisait des heures ! Tant mieux pour moi – qui pouvais la regarder autant que je le voulais – mais moi, mon corps, le mien ? Il me passait devant le livre comme un malpoli au cinéma ! À se lever, s'asseoir, se tourner, se gratter, se relever, se rasseoir, tousser – déjà j'ai toujours eu des bras trop grands et les bras trop grands pour lire c'est un handicap, comme les grands pieds pour la danse, c'est papa qui disait ça. Du coup, mes yeux tombaient des pages et je me regardais les genoux ! Passionnants genoux tout d'un coup ! Mes yeux sortaient des pages et je voyais ma main qui les tenait, ou le rebord des draps si nous lisions au lit, ou mes doigts de pied qui bougeaient là-bas au loin, ou l'armoire ou la fenêtre ou la ville ou l'espace infini ! Je sentais le livre reculer, lentement s'éloigner pour disparaître tout à fait dans le ciel plein d'étoiles comme le point blanc sur une vieille télé qui s'éteint. Comment pouvait-elle oublier si facilement le ciel et la terre et son corps ? Quand je lisais, je n'oubliais ni le plafond, ni les fleurs du papier, ni un moustique qui passait, ni le vent dans les arbres, ni l'heure du repas, ni le prix de l'essence, ni même celui du fuel car le fuel avait augmenté. Je n'oubliais jamais rien ! Je pensais à tout en même temps ! Sauf à ce que l'auteur racontait dans son livre. Il m'arrivait de sursauter en me demandant, mais qu'est-ce qu'il raconte ? Je l'ai lu ce passage ? Je ne l'ai pas lu ? Mais si ! Mais non ! Et lui c'est qui ? Le père ? Ah bon ! première nouvelle... Et elle c'est qui ? Sa fille au moustachu ? Ah bon ! La fille de Stéphane Trophimovitch (2) ou bien la sœur de Nicolaï Vsévolodovitch Stavroguine (2)