La nouvelle - marcel ayme
Dans la lumière de la suspension qui éclairait la cuisine, M. Jacotin voyait d’ensemble la famille courbée sur la pâture et témoignant, par des regards obliques, qu’elle redoutait l’humeur du maître. La conscience profonde qu’il avait de son dévouement et de son abnégation, un souci étroit de justice domestique, le rendaient en effet injuste et tyrannique, et ses explosions d’homme sanguin, toujours imprévisibles, entretenaient à son foyer une atmosphère de contrainte qui n’était du reste pas sans l’irriter. Ayant appris dans l’après-midi qu’il était proposé pour les palmes académiques, il se réservait d’en informer les siens à la fin du dîner. Après avoir bu un verre de vin sur sa dernière bouchée de fromage, il se disposait à prendre la parole, mais il lui sembla que l’ambiance n’était pas telle qu’il l’avait souhaitée pour accueillir l’heureuse nouvelle. Son regard fit lentement le tour de la table, s’arrêtant d’abord à l’épouse dont l’aspect chétif, le visage triste et peureux lui faisaient si peu honneur auprès de ses collègues. Il passa ensuite à la tante Julie qui s’était installée au foyer en faisant valoir son grand âge et plusieurs maladies mortelles et qui, en sept ans, avait coûté sûrement plus d’argent qu’on n’en pouvait attendre de sa succession. Puis vint le tour de ses deux filles, dix-sept et seize ans, employées de magasin à cinq cents francs par mois, pourtant vêtues comme des princesses, montres-bracelets, épingles d’or à l’échancrure, des airs au-dessus de leur condition, et on se demandait où passait l’argent, et on s’étonnait. M. Jacotin eut soudain la sensation atroce qu’on lui dérobait son bien, qu’on buvait la sueur de ses peines et qu’il était ridiculement bon. Le vin lui monta un grand coup à la tête et fit flamber sa large face déjà remarquable au repos par sa rougeur naturelle. Il était dans cette disposition d’esprit lorsque son regard s’abaissa sur son fils Lucien, un garçon de treize ans qui,