La visite de la vieille dame
Avant le lever du rideau, on entend le timbre d'une gare ; au lever, on voit un écriteau : « Güllen. » C'est évidemment le nom de la petite ville qui est indiquée dans le fond : ruinée et déchue. Le bâtiment de la gare est également à l'abandon : clôture ou non, selon le pays ; un tableau horaire à moitié déchiré contre le mur ; des installations rouillées ; une porte avec l'inscription : « Entrée interdite. » Au milieu : la misérable avenue de La Gare, simplement indiquée elle aussi. À gauche : une maisonnette nue, au toit de tuiles, avec des affiches lacérées sur les murs sans fenêtres ; à gauche, un écriteau : « Dames » ; à droite, un autre : « Hommes. »
Le tout baigne dans un chaud soleil d'automne. Devant la maisonnette, un banc où sont assis quatre hommes. Un cinquième arrive, s'assoit à côté d1eux et se met à peindre des lettres rouges sur une banderole visiblement destinée à un cortège : « Bienvenue à Clairette ! » On entend le bruit de tonnerre d'un express qui passe. (On suppose les voies au-dessus de la fosse d'orchestre, parallèles à la rampe.) Le chef de gare salue. Les hommes sur le banc marquent par un mouvement de tête de gauche à droite qu'ils suivent le rapide des yeux.
LE PREMIER HOMME. La Gudrun, Hambourg-Naples !
LE DEUXIEME. À 11 h 27, ce sera le Roland-Furieux, Venise-Stockholm.
LE TROISIEME. Le seul plaisir qui nous reste : on regarde passer les trains.
LE QUATRIEME. Il y a cinq ans, la Gudrun et le Roland-Furieux s'arrê-taient à Güllen. Le Diplomate et la Loreley aussi ; tous des rapides internationaux.
LE PREMIER. Intercontinentaux.
LE DEUXIEME. Maintenant, même les trains omnibus ne s'arrêtent plus. Sauf deux de Kaffigen et celui de Kalberstadt à 1 h 13.
LE TROISIEME. Nous sommes ruinés.
LE QUATRIEME. Les usines Wagner effondrées.
LE PREMIER. Les laminoirs Bockmann en faillite.
LE DEUXIEME. Les Forges de la Place-au-soleil éteintes.
LE TROISIEME. On vit des allocations de chômage.
LE QUATRIEME. Des soupes