Le corps autant que la pensée
Penser et ressentir, s’émouvoir et comprendre : le spectateur du documentaire est implicitement invité à partager avec le cinéaste une réalité filmique construite par assemblage voulu de séquences et mise à l’écart des rushes inutilisés. Un chemin de réalité –déjà tracé pendant l’enquête et délimité par le tournage– est ainsi proposé, selon un ordre et une intensité que le montage –discursif et narratif– a réussi à installer. C’est précisément cette “installation” que j’aimerais questionner, en évoquant les interactions entre la pensée en images (préconsciente et corporelle) et la pensée verbale (consciente et réflexive), toutes deux mobilisées par le déroulement du film.
Des scénarisations interdépendantes
Avant tout, se rappeler qu’un documentaire fait nécessairement interférer la date et le lieu de tournage avec la date et le lieu de diffusion : un film sur l’avortement et le droit des femmes, diffusé en France n’a pas le même écho, la même résonance avant ou après la loi Weil ; un film sur la répression militaire après le coup d’Etat de 1973 n’a pas le même impact à Paris ou à Santiago en 1988 ou en 2010, étant différemment reçu selon les âges, les milieux et même les familles ; un film sur les marchés financiers est différemment reçu en Grèce, en Espagne ou en Islande, pour ne citer que ces pays, avant ou après la crise de 2008. Sans doute le corps des personnages et le corps du spectateur se font face par la médiation d’un écran (de projection et d’introjection), mais c’est l’histoire de chacun qui vient surdéterminer la rencontre intime avec l’œuvre, en raison des dix (voire davantage) scénarisations qui lui donnent sens.
1 -le réel (illimité, inconnaissable…) est la matière première dans laquelle il a fallu trouver un chemin –creuser un scénario– parmi l’infinité des possibles.
2 -le vécu –mémoire heureuse ou traumatique, souffrances et espérances, imaginaire et conscience des enjeux– est