Le pere goriot
SUJET :
| Je descendais déjà les dernières marches de mon belvédère (1) préféré quand une apparition inatendue m'arrêta, dépité |
|et embarrassé : à l'endroit exact où je m'accoudais d'habitude à la balustrade se tenait une femme. |
| Il était difficile de me retirer sans gaucherie, et je me sentais ce matin-là d'humeur particulièrement solitaire. |
|Dans cette position assez fausse, l'indécision m'immobilisa, le pied suspendu, retenant mon souffle, à quelques marches en |
|arrière de la silhouette. C'était celle d'une jeune fille ou d'une très jeune femme. De ma position légèrement |
|surplombante, le profil perdu se détachait sur la coulée de fleurs avec le contour tendre et comme aérien que donne la |
|réverbération d'un champ de neige. Mais la beauté de ce visage à demi dérobé me frappait moins que le sentiment |
|de dépossession exaltée que je sentais grandir en moi de seconde en seconde. Dans le singulier accord de cette silhouette |
|dominatrice avec un lieu privilégié, dans l'impression de présence entre toutes appelée qui se faisait jour, ma conviction |
|se renforçait que la reine du jardin venait de prendre possession de son domaine solitaire. Le dos tourné aux bruits de la |
|ville, elle faisait tomber sur ce jardin, dans sa fixité de statue, la solennité soudaine que prend un paysage sous le |
|regard d'un banni; elle était l'esprit solitaire de la vallée, dont les champs de fleurs se colorèrent pour moi d'une |
|teinte soudain plus grave, comme la trame de l'orchestre quand l'entrée pressentie d'un thème majeur y projette son ombre |
|de haute nuée. La jeune fille tourna soudain sur ses talons tout d'une pièce et me sourit malicieusement. C'est ainsi que |
|j'avais connu Vanessa. |
Julien GRACQ, Le Rivage des Syrtres
José Corti, 1951.
(1)