Le retour au desert
Comme si leurs affrontements quotidiens ne suffisaient pas, Adrien s’introduit de nuit dans la chambre de Mathilde pour continuer à lui dire tout le mal qu’il pense d’elle, du monde, et comment il s’en défend par égoïsme absolu. Son monologue n’est que la continuation de la lutte par d’autres moyens. La froideur avec laquelle Adrien imagine la mort au combat de son fils unique (l. 4-5), la façon brutale dont il évoque son idée de suicide (" me tirer une balle dans la tête ", l. 7), l’inhumanité de ses opinions sur l’éducation (assimilable au dressage de chiens, l. 14-17), son mépris affiché pour les morts (l. 19-21) émotions revendiquées ou absence d’émotion –, tout est noir en lui. De même son langage et sa rapacité : le leitmotiv de l’héritage (fin de trois paragraphes sur cinq) apparaît toujours en mode négatif, sous le signe du refus (" tu ne l’auras pas ", l. 6; " je ne le veux pas ", l. 13 ; " personne d’autre [n’y] touchera ", l. 22), invalidé à défaut de l’héritier présumé ; ce qui laisse deviner, outre sa haine pour sa sœur, quelles idées il a de la filiation, comme un simple prolongement de soimême, et des enfants, comme des clones à maintenir soumis. C’est à propos de leur éducation (l. 14-17) qu’Adrien révèle toute sa vulgarité haineuse ; après cette explosion de fiel, il n’exprime qu’une grossièreté résiduelle (" je m’en fous ", l. 19 ; " tu fermes ta gueule ", l. 24).
Koltès semble avoir peint ce caractère de butor à l’image du monde brutal où il vit : ceux qu’on croyait des amis s’avèrent des traîtres (l. 2) et la mort est omniprésente. À travers la guerre d’abord, qui pèse même si elle est lointaine, en ramenant des " cadavres ", voire des " morceaux " de soldats (l. 5) ; à travers cette hérédité du désespoir (l. 8-10), qui fait se suicider les pères au départ de leur fils. L’ironie amère de l’enchaînement mécanique des suicides, et l’aveu grotesque du renoncement (" il pleut et mes chaussures me font mal ") ne