Les essais ( extrait : "de l'institution des enfants " ) montaigne
Extrait :
Livre I, chapitre XXVI
De l’institution des enfants
Quant au grec, duquel je n’ai quasi du tout point d’intelligence, mon père desseigna me le faire apprendre par art, mais d’une voie nouvelle, par forme d’ébat et d’exercice. Nous pelotions nos déclinaisons à la manière de ceux qui, par certains jeux de tablier, apprennent l’arithmétique et la géométrie. Car, entre autres choses, il avait été conseillé de ma faire goûter la science et le devoir par une volonté non forcée et de mon propre désir, et d’élever mon âme en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte. Je dis jusques à telle superstition que, parce que aucuns tiennent que cela trouble la cervelle tendre des enfants de les éveiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongés beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup et par violence, il me faisait éveiller par le son de quelque instrument ; et ne fus jamais sans homme qui m’en servît.
Cet exemple suffira pour en juger le reste, et pour recommander aussi la prudence et l’affection d’un si bon père, auquel il se faut nullement pendre, s’il n’a recueilli aucuns fruits répondant à une si exquise et incommode ; car, quoique j’eusse la santé ferme et entière, et quant et quant un naturel doux et traitable, j’étais parmi cela si pesant, mol et endormi, qu’on ne me pouvait arracher de l’oisiveté, non pas pour me faire jouer. Ce que je voyais, je le voyais bien et, sous cette complexion lourde, nourrissais des imaginations hardies et des opinions au-dessus de mon âge. L’esprit, je l’avais lent, et qui n’allait qu’autant qu’on le menait ; l’appréhension, tardive ; l’invention , lâche ; et après tout, un incroyable défaut de mémoire. De tout cela, il n’est pas merveille s’il ne sut rien tirer qui vaille. Secondement, comme ceux que presse un furieux désir de guérison se laissent aller à toute sorte de conseil, le bonhomme, ayant extrême peur de faillir à quelque chose qu’il