les hématomes de la mémoire
© La Bartavelle éditeur 2014
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Renaud de Montlibert
Les hématomes de la mémoire
LA BARTAVELLE
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« Ma mémoire n'est pas d'amour mais d'hostilités »
Osip Mandelstram
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A Bernard Marie Koltès, mon frère, mon ami, mon lecteur.
A Eric Ballandras éditeur
Et à Elisabeth
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-Chut, retiens les mots avec la pointe de ta langue. Ouvre tes tympans et laisse approcher l'effleurement de cette main que l'on perçoit au loin. Décèle ce son qui a ripé sur la gamme des notes.
Tends cette oreille, c’est une musique atonale qui cherche la précision de la croche, mais qui s'essouffle déjà dans le gouffre d'un adagio. Contemple cette ombre qui se meut avec difficulté.
Regarde, elle est celle d'une douleur intrinsèque qui a crié le collectif, et dont on a cisaillé les cordes vocales. Ce visage émacié qui tord le cri, sort d'un
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endroit où ses repas se confondent avec l'horizon de la solitude.
Elle, elle porte un grand manteau lacéré par l'opinel de vie. Elle avait pensé que le mot liberté se décline des pieds à la tête, qu'elle pouvait chanter les poètes et saisir au vol les amphores des métaphores filées. Mais une porte lourde et grise s'est refermée sur elle.
Assieds-toi et écoute le timbre des voix, celui d'une narration qui se torture sur les lignes d'une main.
Les bronches éraillées, la cheville droite en avant, la gauche lambinant, il fallait dépasser l'effort et avancer. Sa maladresse était criarde, un peu comme un enfant qui découvre les pas de vie et qui, les bras tendus, se raccroche au fil de l'invisible. Sauf que le visible était devenu la fin d'ellemême, celle d'une vague qui a oublié de s’échoir sur les bites du port. Il lui fallait tendre la main, longer ce couloir, plisser les yeux en écartant d’un mouvement de cils
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qu'elle avait longs, la violence de ces néons qui lui cramaient les pupilles.
Comme un défi, il s'agissait de rester droite et ne pas laisser l'œil de ces autres, en