Lettre de madame grancey
le 14 juillet 1763
Monsieur le philosophe,
[ ou : Cher Monsieur Rousseau]
On me dit que vous travaillez beaucoup, et que vous êtes un peu souffrant. Vous m'en voyez bien marrie... Comme je suis une « honnête femme », civile et peu rancunière, je vous adresse par la présente missive mes meilleurs voeux de prompt rétablissement.
Peut-être vous demandez-vous pourquoi donc « peu rancunière » ? Mon nom ne vous dit rien, ou, si j'ai l'outrecuidance de croire qu'il vous évoque quelque chose, vous n'avez pas souvenir de m'avoir manqué de respect, pensez-vous... Je vais vous éclairer sur ce point : vous m'avez, Monsieur, grandement offensée, non seulement moi, mais toutes les femmes de ce siècle ! Je vous surprends ? Vous n'entendez point mes propos ? Vous protestez peut-être... Je vais vous mettre sur la piste :
Je suis tombée récemment sur une ou deux pages de votre Émile, qui fait fureur et que toute la bonne société s'arrache, comme si vous y connaissiez quoi que ce soit en matière d'éducation des enfants, vous qui n'en avez pas élevé un seul des vôtres, que vous fîtes abandonner aux Enfants Trouvés... Mais c'est à se demander de surcroît si vous y connaissez quoi que ce soit aux femmes, et si vous avez peu ou prou fréquenté ces animaux-là ! J'ai donc lu votre ouvrage, et notamment le livre V de ce traité sur l'éducation... Ah ! par chance, personne n'est venu m'interrompre au milieu de cette activité, comme vous préconisiez qu'on le fît pour « dompter » les femmes et les « accoutumer à se voir interrompre » et « ramener à d'autres soins sans murmures ». Dompter les femmes ! Mais Monsieur, nous ne sommes pas dans un manège, où il faudrait débourrer une pouliche rétive ! Quel est ce langage ? Ah, il ferait beau voir que le Maréchal de Grancey osât fermer mon livre pour me mettre entre les mains une broderie ! Dieu merci, mon époux a de l'éducation, et n'aurait jamais l'idée de me manquer de respect en