Lettre à M. Rousseau son cousin janvier 1775

Mon cher cousin,

Le projet que vous avez formé d’écrire vos « Confessions » et la lecture de certains extraits de cet ouvrage par Mlle de Lavaisselle, qui tient un salon littéraire au château de La Brosse, m’ont convaincu de vous écrire. Après tant d’années loin de vous mais non sans nouvelles de votre talent, je tiens l’occasion de vous écrire et de vous témoigner toute mon admiration.

Je n’ai nullement oublié ces années que nous passâmes ensemble à Bossey chez M. Lambercier. Notre attachement l’un à l’autre était grand à l’époque. Nous nous querellâmes souvent, mais sans rancune, et notre amitié reste à jamais gravée dans ma mémoire.

Il ne m’apparaît pas cependant que tout le monde fût entièrement porté par la nature à être aussi doux et aimable que vous le dites dans votre ouvrage, mon cher cousin. Croyez-vous que la nature rende les hommes aussi bons que la civilisation les pervertit ? N’est-il pas plus agréable de penser, au contraire, que la fréquentation du monde nous porte davantage au bonheur que la solitude.

Vous souvient-il, mon cher cousin, de cette réception où vous refusâtes d’aller, prétextant un malaise soudain et le besoin de prendre l’air au bord de l’étang, en contrebas du temple. Tandis que vous humiez l’air de la forêt, je fis la connaissance de Mlles du Pin et nous houâmes tout l’après-midi. A votre retour, vous fûtes si contrarié » de mon bonheur que vous vous réfugiâtes dans votre chambre, allant jusqu’à refuser votre souper. Mlle Lambercier dut vous promettre une promenade en barque avant que vous acceptâtes de venir vous réconcilier. N’est-ce pas là la preuve que la vie en société a bien plus d’attraits que la nature ?

Il me tarde, mon cher cousin, de vous revoir. On me dit que vous serez bientôt à Paris. Je forme le vœu de vous y rencontrer. Soyez persuadé, mon cher cousin, que je demeure votre fidèle