Marker chris depays
Herscher Format-photo, 1982 (actuellement épuisé) Avertissement (de C. Marker) au lecteur Le texte ne commente pas plus les images que les images n’illustrent le texte. Ce sont deux séries de séquences à qui il arrive bien évidemment de se croiser et de se faire signe, mais qu’il serait inutilement fatigant d’essayer de confronter. Qu’on veuille donc bien les prendre dans le désordre, la simplicité et le dédoublement, comme il convient de prendre toute chose au Japon1.
1 Insomnie de l’aube à Tokyo. Les voix des corbeaux porteurs de dépêches qui s’annoncent à tous les octrois commencent de se perdre dans les bruits de la ville. Aux gares terminales se mettent en marche les trains de couleur — vert Yamanote, bleu Tozai, rouge laque Marunouchi, nom et couleur à jamais inséparables — qui vont emplir la matinée d’une rumeur grandissante de bowling, dominée par l’impériale corne de brume du Shinkansen. La neige du téléviseur encore allumée va bientôt s’effacer devant la première mire, mais en ce moment il ressemble plutôt à une de ces lanternes blanches et carrées qu’on voit à la télévision, justement, dans les histoires de samourais et de fantômes. C’est ce qu’on appelle une mise en abîme. La Dame des actualités du matin apparaît sur l’écran, ou la première pub, ou Doraemon le chat-robot. Tiens, se dit-on, une autre journée est passée. Comme si c’était seulement au réveil, en se retournant sur elle, qu’on pouvait prendre les vraies mesures de cette journée vécue hors du temps, dans une zone de silence au milieu du son, d’immobilité au centre du manège, dans un goût d’éternité que nous appellerons Japon comme d’autres l’appellent Hollande. Ici, le Temps est une rivière qui ne coule que la nuit. Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. Une fois dépassées les idées reçues, une fois contournée l’idée reçue de prendre le contre-pied des idées reçues, mathématiquement les chances sont les mêmes pour tous, et que de temps gagné. Se fier aux