Ombres anciennes et vénérables qui survolez la nuit ce lac, endormez-vous et faites que nous rêvions de ce qui arrivera dans deux cent mille ans. Dans deux cent mille ans il n’y aura rien du tout. Les hommes, les lions, les aigles et les perdrix, les cerfs à cornes, les oies, les araignées, les poissons silencieux, habitants des eaux, les étoiles de mer et celles qu’on ne peut voir à l’oeil nu, bref, toutes les vies, toutes les vies, toutes les vies se sont éteintes, ayant accompli leur triste cycle…Dans les prés, les cigognes ne se réveillent plus en poussant des cris, et l’on n’entend plus le bruit des hannetons dans les bosquets de tilleuls. Depuis des milliers de siècles, la terre ne porte plus d’êtres vivants et cette pauvre lune allume en vain sa lanterne. Tout est froid… froid… froid… Tout est désert… désert… désert…Les corps des êtres vivants se sont réduits en poussière et l’éternelle matière les a transformés en pierre, en eau, ou en nuages ; leurs âmes se sont fondues en une seule. L’âme universelle, c’est moi… c’est moi. En moi vivent les âmes d’Alexandre et de César, de Shakespeare et de Napoléon, et celle de la dernière sangsue. En moi, la conscience humaine s’est confondue avec l’instinct animal ; je me souviens de tout, et je revis chaque existence en moi-même. Je suis seule. Une fois tous les cent ans j’ouvre la bouche et ma voix résonne tristement dans ce désert, et personne ne m’entend. Seul, dans tout l’univers, l’esprit demeure immuable et constant. (Un temps) Tel un prisonnier jeté au fond d’un puits vide et profond, je ne sais qui je suis ni ce qui m’attend. Cependant, on m’a révélé que de cette lutte opiniâtre et cruelle contre le diable, principe des forces matérielles, je sortirai vainqueur ; alors matière et esprit se fondront en une harmonie parfaite, et le règne de la volonté universelle naîtra. Cela sera, très tard, lorsque, après une longue série de millénaires, la lune et le lumineux Sirius et la terre se réduiront peu à peu en