Montaigne: les limites de l'art
Après avoir présenté un cas de douleur trop intense pour être exprimée, Montaigne dans l’essai II du livre I traite la question de sa représentation par un artiste. Sans être directe, sa thèse est qu’elle n’est pas représentable artistiquement.C’est d’abord la question de la représentation picturale qui est évoquée :
« A l’aventure reviendrait à ce propos l’invention de cet ancien peintre, lequel, ayant à representer au sacrifice de Iphigenia le dueil des assistants, selon les degrez de l’interest que chacun apportoit à la mort de cette belle fille innocente, ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand se vint au père de la fille, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvait représenter ce degré de dueil. »
Il me semble que Montaigne suggère moins ici une limite personnelle et accidentelle du peintre, en l’occurrence le grec Timante, qu’une limite essentielle de la peinture, et plus généralement des arts plastiques.Le texte de Cicéron (De Oratore) qui est, d’après Villey, une des sources possibles de ce passage, est assez clair : « summum illum luctum penicillo non posset imitari » qui peut se traduire par : « ce deuil extrême ne peut pas être imité avec le pinceau ». Quintilien dans les Institutions oratoires (XII 13) défend à première vue cette même position dans le cadre cette fois du discours et il l’illustre curieusement par l’exemple de la peinture de Timante : « Non in oratione operienda sunt quaedam, sive ostendi non debent sive exprimi pro dignitate non possunt ? » qu’on peut traduire ainsi : « Ne faut-il pas dans le discours cacher ces choses qui ne doivent pas être montrées ou qui ne peuvent pas être représentées en raison de la dignité ? » La suite du texte de Quintilien va se rapporter de nouveau à la dignité : « consumptis adfectibus non reperiens quo digne modo patris vultum posset exprimere, velavit eius