Nouvelle
Il était arrivé devant ce plan d'eau à l'aube, il n'avait pas pris le moindre poisson. Cela lui parut inquiétant. Comme tous les pêcheurs, il n'avait que peu de cervelle et peu de facultés de
5 raisonner, mais il pensa quand même qu'il prenait toujours au moins un poisson, même dans les étangs morts que l'on prétendait peu poissonneux.
De là à penser à la poisse, il n'y avait qu'un pas, il le franchit et s'obstina. Il ne voulait pas rentrer bredouille. Il accrocha un nouvel hameçon à sa ligne, la lança et se mit à penser. Il se demanda pourquoi il était venu là, qui lui avait indiqué cet endroit, comment il était
10 arrivé jusque-là, pourquoi il s'obstinait, et il ne trouva pas de réponse à ces questions relativement complexes.
Il en était là quand soudain son bouchon plongea sous l'eau. Il avait enfin accroché un poisson. Un gros poisson sans doute parce qu'il n'arrivait pas à l'arracher de l'eau. Cela dura longtemps, cette lutte. Mais le poisson résistait. et le pêcheur résistait aussi. Comme s'il avait été pris 15 dans un bloc de glaise ou de glace, relié par sa ligne à un autre bloc de glaise, l'homme se paralysait dans un autre geste de tirer à lui quelque chose qui ne voulait pas venir à lui et puisque le poisson ne cédait pas, il ne cédait pas non plus. Un seul fait lui importait : il avait enfin pris quelque chose alors que, depuis ce matin, il n'avait rien pris. Quelque chose d'énorme puis- que ça lui résistait alors qu'il tirait de toutes ses forces.
20 A minuit, il tirait toujours. Épuisé, glacé, es- soufflé.
A l'aube du lendemain, alors qu'il respirait à peine, il vit enfin le poisson qu'il avait harponné. Il sortait en effet des eaux. C'était une chose translucide, apparemment molle, qui ne semblait pas avoir de contours, mais qui pesait de tout son poids alors qu'elle ne semblait