Pessoa et la pensée
Fernando Pessoa : Le Gardeur de troupeaux
Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau ce sont mes pensées et mes pensées sont toutes des sensations.
Je pense avec les yeux et avec les oreilles et avec les mains et avec les pieds et avec le nez et avec la bouche.
Penser une fleur c'est la voir et la respirer et manger un fruit c'est en savoir le sens.
C'est pourquoi lorsque par un jour de chaleur je me sens triste d'en jouir à ce point, et couche de tout mon long dans l'herbe, et ferme mes yeux brûlants, je sens tout mon corps couché dans la réalité, je sais la vérité et je suis heureux.
Cela me fait penser que penser, c'est découper le réel en morceaux pour ramener ces morceaux au connu. « On ne voit que ce qu’on reconnaît » disait Finkelkraut à C dans l’air. Le connu est stocké dans la mémoire et la mémoire, qui est un processus matériel, est à dimension finie parce que son support, qui est une région du cerveau, est à dimension finie.
Penser un arbre c'est l'étiqueter, c'est dire "c'est un chêne". C'est le ramener à un paquet de références contenues dans le support matériel de la mémoire.
Mais quel est le lien, la relation, la passerelle entre l'étiquette - aussi sophistiquée soit-elle - et l'arbre ? A un certain niveau l'étiquetage est pertinent. Il me permet de faire des choses de l'arbre. Le couper, le scier, le débiter en planche, le brûler etc.
Ici le connu est pertinent. Mais la question n'est plus là. Suis-je en relation réelle avec l'arbre si je me borne à l'étiqueter et à ne plus considérer que l'étiquette ? Quand j'ai dis "c'est un chêne", suis-je encore présent à l'arbre ? Non bien entendu. Dès que j'ai dis cela je deviens présent à l'image que j'ai de l'arbre. Et cette image, elle, n'a rien de vivant. C'est bel et bien une chose morte, exsangue et froide qui ne mène à aucun renouveau, comme seule la mort "vide", sait l'être.
Et puisque que moi, occidental moyen, bourré de savoir, persuadé que tout peut et