Petite anthologie de poésie lyrique
REGRET, ENNUI, TRISTESSE
« Vu le soin ménager dont travaillé je suis », Du Bellay
« Splenn », Laforgue
« Il pleure dans mon cœur », Verlaine
LE TEMPS QUI PASSE
« A une passante », Baudelaire
« Sonnet à Marie », Ronsard
L’AMOUR
« La Courbe de tes yeux », Eluard
« Chant d’amour », Lamartine
« Green », Verlaine
I. Regrets, ennui, tristesse
« Vu le soin ménager dont travaillé je suis »
Vu le soin ménager1 dont travaillé2 je suis,
Vu l'importun souci qui sans fin me tourmente,
Et vu tant de regrets desquels je me lamente,
Tu t'ébahis3 souvent comment chanter je puis.
Je ne chante4, Magny5, je pleure mes ennuis,
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante;
Si bien qu'en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits.
Ainsi chante l'ouvrier en faisant son ouvrage,
Ainsi le laboureur faisant son labourage,
Ainsi le pèlerin regrettant sa maison,
Ainsi l'aventurier en songeant à sa dame,
Ainsi le marinier en tirant à la rame,
Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.
Joachim Du Bellay, Les Regrets, 1558
1
Soin ménager : l’expression désigne les soucis d’intendance qui sont le lot de la vie de Du Bellay à Rome
2
Travaillé : tourmenté, torturé
3
Tu t’ébahis : tu t’étonnes
4
Je ne chante : je ne chante pas
5
Magny : ami poète à qui s’adresse Du Bellay
« Spleen »
Tout m'ennuie aujourd'hui. J'écarte mon rideau.
En haut ciel gris rayé d'une éternelle pluie.
En bas la rue où dans une brume de suie
Des ombres vont, glissant parmi les flaques d'eau.
Je regarde sans voir fouillant mon vieux cerveau,
Et machinalement sur la vitre ternie
Je fais du bout du doigt de la calligraphie.
Bah! sortons, je verrai peut-être du nouveau.
Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne.
Des fiacres, de la boue, et l'averse toujours...
Puis le soir et le gaz et je rentre à pas lourds...
Je mange, et bâille, et lis, rien ne me passionne...