Philo
Penser la vie : parvenir à cette lucidité sur soi et le monde qui ne masque rien du négatif et l'accepte sans résignation. Penser la vie c'est surtout parvenir à vivre avec cette lucidité sur la vie. Nietzsche admire Hegel dans sa volonté de penser le négatif, mais il le raille dans son effort pour canaliser le négatif dans le mouvement dialectique du concept qui selon lui a pour effet d'en effacer tout tragique. Vivre lucidement c'est pour Nietzsche affronter le tragique, la dissolution du sujet dans le destin, lucidité froide qui va au-delà de tout sentimentalisme : « une dose de froideur, de lucidité, de dureté » (Volonté de puissance,II451) est nécessaire au penseur plutôt que la bienveillance hégélienne. L'art est pour Nietzsche le médium par lequel une vision tragique de la vie peut s'exprimer et prendre corps sans passer par une conceptualisation inévitablement lénifiante (car le concept est toujours optimiste ; au bout du compte, il y a toujours un gain pour le sujet penser, toute culture est Bildung, formation de soi). Dans la perspective de Nietzsche, l'art est donc loin d'être un divertissement, un aimable passe-temps, il est l'activité métaphysique par excellence, ce à travers quoi se révèle pour nous la dimension tragique de toute existence, il est la pierre de touche où se confronte la subjectivité dans sa capacité à affronter la dureté de la vie.
Au début de L'origine de la Tragédie, Nietzsche nous raconte une antique légende : le roi Midas part à la recherche du sage Silène, compagnon de Dionysos. Lorsqu'il le trouve, il lui demande quel est le bien suprême et Silène répond : « Misérable race d'éphémères, enfants du hasard et de la peine, pourquoi m'obliger à te dire ce que tu as le moins intérêt à entendre ? Le bien suprême, il t'est absolument inaccessible : c'est de ne pas être né, de ne pas être, de n'être rien. En revanche, le second des biens, il est pour toi : c'est de mourir sous peu. ».