Pérec. w ou le souvenir d'enfance.
W ou le Souvenir d’enfance. 1975
05 J’ai trois souvenirs d’école.
05 Le premier est le plus flou : c’est dans la cave de l’école. Nous nous bousculons. On nous fait 05 essayer des masque à gaz : les gros yeux de mica1, le truc qui pendouille par devant, l’odeur 05 écœurante du caoutchouc.
Le second est plus tenace : je dévale en courant – ce n’est pas exactement en courant : à chaque enjambée, je saute une fois sur le pied qui vient de se poser ; c’est une façon de courir 05 à mi chemin de la course proprement dite et du saut à cloche-pied, très fréquente chez les enfants mais je ne lui connais pas de dénomination particulière -, je dévale donc la rue des Couronnes, tenant à bout de bras un dessin que j’ai fait à l’école (une peinture même) et qui représente un ours brun sur fond ocre. Je suis ivre de joie. Je crie de toutes mes forces : « Les 05 oursons ! Les oursons ! »
05 Le troisième, est apparemment le plus organisé. A l’école on nous donnait des bons point C’était des petits carrés de carton jaunes ou rouges sur lesquels il y avait écrit : 1 point, encadré d’une guirlande. Quand on avait eu un certain nombre de bons points dans la semaine, 15 on avait droit à une médaille. J’avais envie d’avoir une médaille et un jour je l’obtins. La maîtresse l’agrafa sur mon tablier. A la sortie, dans l’escalier, il y eut une bousculade qui se répercuta de marche en marche et d’enfant en enfant. J’étais au milieu de l’escalier et je fis tomber une petite fille. La maîtresse crut que je l’avais fait exprès ; elle se précipita sur moi et, 05 sans écouter mes protestations, m’arracha ma médaille.
Je me vois dévalant la rue des Couronnes en courant de cette façon particulière qu’ont les enfants de courir, mais je sens encore physiquement cette poussée dans le dos, cette preuve flagrante de l’injustice, et la sensation cénesthésique2 de ce déséquilibre imposé par les autres, venu d’au dessus de moi et retombant sur moi, reste si