Que ma joie demeure

633 mots 3 pages
I.

(A la ferme des Jourdan, Marthe, Bobi et Jourdan viennent de construire un magnifique metier a tisser. Arrive Barbe, une vieille parente, qui, saisie d'admiration, se met aussitot au travail)

La navette volait d'elle-meme, sans efforts. Elle se posait d'un cote dans la paume droite. La main ne se refermait pas et la navette s'envolait toute seule vers la paume gauche, comme un oiseau qui se pose et repart.
Ils s'etaient approches tous les trois pour la regarder travailler. Ils voyaient l'etoffe se construire sous le peigne et augmenter de moment en moment comme une eau qui s'entasse dans un bassin.
Et Barbe se mit a chanter. On n'entendait pas toutes les paroles. On entendait : « Aime joie, aime joie » ; puis le bruit claquetant des baguettes de la navette, de la barre, le tremblement sourd des montants, puis : « Aime joie, aime joie!
- Qu'est-ce que vous chantez ? cria Marthe.
- Quoi ? cria Barbe.
- La chanson.
- Oui", cria Barbe.
Mais elle continua a chanter et a travailler toujours pareil.
Bobi et Jourdan se reculerent. Ils etaient enivres comme des alouettes devant cette vieille femme seche qui tremblait sans arret dans un halo de petits mouvements precis et par ce mot de joie, joie, joie, qui sonnait regulierement dans le travail comme un bruit naturel. Ils essayerent de sortir mais ils rentrerent. Ils essayerent de s'occuper a emmancher une hache. Ils ne pouvaient plus reussir a avoir la tete paisible. Ils etaient saouls. On aurait pu les prendre tous les deux sous un chapeau. Marthe avait eu moins de force. Elle regardait ; elle ecoutait. Elle etait emue tout doucement par les memes gestes que Barbe, comme quand le vent frappe d'un bord l'etang de Randoulet et que sur l'autre bord la vague bouge.
Jean Giono, Que ma joie demeure
II.

Ville de ciment et d'acier, murailles de verre s'elancant indefiniment vers le ciel, ville aux dessins incrustes, aux sillons tous pareils, aux drapeaux, etoiles, lueurs rouges, filaments incandescents a

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