Eugène Ionesco, Rhinocéros, Acte I, Scène 1, 1960. Avant le lever du rideau, on entend carillonner. Le carillon cessera quelques secondes après le lever du rideau. Lorsque le rideau se lève, une femme portant sous un bras un panier à provisions vide, et sous l'autre un chat, traverse en silence la scène, de droite à gauche. A son passage, l'épicière ouvre la porte de la boutique et la regarde passer. L'ÉPICIÈRE. - Ah, celle-là ! (A son mari qui est dans la boutique.) Ah, celle-là, elle est fière. Elle ne veut plus acheter chez nous. (L'épicière disparaît, plateau vide, quelques secondes.) Par la droite, apparaît Jean; en même temps par la gauche, apparaît Bérenger. Jean est très soigneusement vêtu, costume marron, cravate rouge, faux col amidonné, chapeau marron. Il est un peu rougeaud de figure. Il a des souliers jaunes, bien cirés; Bérenger n'est pas rasé, il est tête nue, les cheveux mal peignés, les vêtements chiffonnés; tout exprime chez lui la négligence, il a l'air fatigué, somnolent ; de temps à autre, il bâille. JEAN, venant de la droite. - Vous voilà tout de même, Bérenger. BÉRENGER, venant de la gauche. - Bonjour, Jean. JEAN - Toujours en retard, évidemment ! (Il regarde sa montre-bracelet.) Nous avions rendez-vous à onze heures trente. Il est bientôt midi. BÉRENGER. - Excusez-moi. Vous m'attendez depuis longtemps ? JEAN. - Non. J'arrive, vous voyez bien. (Ils vont s'asseoir à une des tables de la terrasse du café.) BÉRENGER.- Alors, je me sens moins coupable, puisque ... vous-même... JEAN.- Moi, c'est pas pareil, je n'aime pas attendre, je n'ai pas de temps à perdre. Comme vous ne venez jamais à l'heure, je viens exprès en retard, au moment où je suppose avoir la chance de vous trouver. BÉRENGER.- C'est juste... c'est juste, pourtant... JEAN.- Vous ne pouvez affirmer que vous venez à l'heure convenue ! BÉRENGER.- Évidemment... je ne pourrais l'affirmer. (Jean et Bérenger se sont assis.) JEAN.- Vous voyez bien. BÉRENGER.- Qu'est-ce que vous buvez ?