Romain gary
A la mi-juin, alors que m'étant gavé et assoupi, j'ouvris les yeux, je vis devant moi une fillette très blonde sous un grand chapeau de paille, qui me regardait sévèrement. Il y avait de l'ombre et du soleil sous les branches et il me semble aujourd'hui encore, après tant d'années, que ce jeu de clair-obscur n'a jamais cessé autour de Lila et qu'en cet instant d'émotion, dont je ne comprenais alors ni la raison ni la nature, je fus, en quelque sorte, prévenu. Instinctivement, sous l'effet de je ne sais quelle force ou faiblesse intérieure, je fis un geste dont je fus bien loin de pressentir alors le caractère définitif et irrévocable : je tendis une poignée de fraises à cette blonde et sévère apparition. Je ne m'en tirai pas à si bon compte. La fillette vint s'asseoir à côté de moi et, sans prêter la moindre attention à mon offrande, s'empara du panier tout entier. Les rôles furent ainsi distribués à tout jamais. Lorsqu'il ne resta au fond du panier que quelques fraises, elle me le rendit et m'informa non sans reproche
- C'est meilleur avec du sucre.
Il n'y avait qu'une seule chose à faire et je n'hésitai pas. Me levant d'un bond, je fonçai les poings au corps à travers bois et champs jusqu'à la Motte, me précipitai dans la cuisine comme un boulet de canon, m'emparai d'un carton de sucre en poudre sur l'étagère et refis à la même vitesse le chemin en sens inverse. Elle était là, assise dans l'herbe, le chapeau posé à côté d'elle, contemplant une bête à bon Dieu sur le revers de sa main. Je lui tendis le sucre.
- Je n'en veux plus. Mais tu es gentil.
- On laissera le sucre ici et on reviendra demain, dis-je, avec l'inspiration du désespoir.
- Peut-être. Tu t'appelles comment ? - Ludo. Et toi ?
La bête à bon Dieu s'envola.
- On ne se connaît pas encore assez. Je te dirai peut-être mon nom un jour. Je suis assez mystérieuse, tu sais. Tu ne me reverras sans doute plus jamais. Que font tes parents ?
- Je n'ai pas