Supplément au voyage de bougainville
L'AUMÔNIER. - Vous ne connaissez guère la jalousie ce que je vois ; mais la tendresse maritale, l'amour paternel, ces deux sentiments si puissants et si doux, s’ils ne sont pas étrangers ici, y doivent être assez faibles.
OROU. - Nous y avons suppléé par un autre, qui est autrement général, énergique et durable, l'intérêt. Mets main sur la conscience ; laisse là cette fanfaronnade vertu, qui est sans cesse sur les lèvres de tes camarades, qui ne résident pas au fond de leur cœur. Dis-moi si, de quelque contrée que ce soit, il y a un père, qui sans la honte qui le retient, n'aimât mieux perdre son enfant, un mari n'aimât mieux perdre sa femme, que sa fortune et l'aisance de toute sa vie. Sois sûr que partout ou l'homme sera fâché à la conservation de son semblable comme à son lit, à santé, à son repos, à sa cabane, à ses fruits, à ses champs fera pour lui tout ce qu'il est possible de faire. C'est ici que les pleurs trempent la couche d'un entrant qui souffre ; c'est ici que les mères sont soignées dans la maladie ; c'est ici qu'on prise une femme féconde, une fille nubile, un garçon adolescent ; c'est ici qu'on s'occupe de leur institution parce que leur conservation est toujours un accroissement et leur perte toujours une diminution de fortune.
L'AUMÔNIER. - Je crains bien que ce sauvage n'ait raison. Le paysan misérable de nos contrées, qui excède sa femme pour soulager son cheval, laisse périr son enfant sans secours, et appelle le médecin pour son bœuf.
OROU. - je l'entends pas trop ce que tu viens de dire ; mais, à ton retour dans ta patrie si policée, tâche d'y introduire ce ressort ; et c'est alors qu'on y sentira le prix de l'enfant qui naît, et l'importance de la population. Veux-tu que je te révèle un secret ? Mais prends garde qu'il ne t'échappe. Vous arrivez : nous vous abandonnons nos femmes et nos filles ; vous vous en étonnez ; vous nous en témoignez une gratitude qui nous fait rire ; vous nous remerciez,