Terre des hommes
Terre des Hommes (1939),
Gallimard, éd.
(Extrait)
Par Robert Ferrieux
[Saint-Exupéry part vers la Russie en qualité de grand reporter. Dans le train, il a quitté son wagon, dit « sleeping », pour se mêler aux Polonais qui reviennent de France, rapatriés et entassés dans des voitures de troisième classe. Ce sont les gens de la mine, aux visages marqués par le labeur, et leur famille qui, elles aussi burinées de misère, repartent vers un destin qu’on ne sait pas encore tragique. Ce n’est pas la guerre qui se prépare dont se préoccupe Saint-Exupéry, mais la condition humaine, et il se livre à une méditation sur le destin de l’espèce et le sens de la vie.]
Et je poursuivis mon voyage parmi ce peuple dont le sommeil était trouble comme un mauvais lieu. Il flottait un bruit vague fait de ronflements rauques, de plaintes obscures, du raclement des godillots de ceux qui, brisés d’un côté, essayaient l’autre. Et toujours en sourdine cet intarissable accompagnement de galets retournés par la mer.
Je m’assis en face d’un couple. Entre l’homme et la femme, l’enfant, tant bien que mal, avait fait son creux, et il dormait. Mais il se retourna dans le sommeil, et son visage m’apparut sous la veilleuse. Ah ! quel adorable visage ! Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce. Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis : voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, Voici une belle promesse de la vie. Les petits princes des légendes n’étaient point différents de lui : protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses