Tous les matins du monde
« Il poussa la porte qui donnait sur la balustrade et le jardin de derrière et il vit soudain l'ombre de sa femme morte qui se tenait à ses côtés. Ils marchèrent sur la pelouse. Il se prit de nouveau à pleurer doucement. Ils allèrent jusqu'à la barque. L'ombre de Madame de Sainte Colombe monta dans la barque blanche tandis qu'il en retenait le bord et la maintenait près de la rive. Elle avait retroussé sa robe pour poser le pied sur le plancher humide de la barque. Il se redressa. Les larmes glissaient sur ses joues. Il murmura : - Je ne sais comment dire : Douze ans ont passé mais les draps de notre lit ne sont pas encore froids. » (Pascal Quignard, extrait)
« Pascal Quignard n'a pas essayé d'écrire la vie de M. de Sainte-Colombe - les dictionnaires ignorent son prénom, tout comme la date exacte de sa naissance et de sa mort, - joueur de viole et compositeur réputé de la seconde moitié du dix-septième siècle, et de ses relations avec le plus célèbre de ses élèves, Marin Marais (1656-1728), qui connut la gloire auprès de Lulli cependant que son maître refusait obstinément tous les honneurs de la cour. Quignard profite au contraire de l'obscurité qui entoure Sainte-Colombe, de l'extrême minceur de l'oeuvre qu'il a confiée à la postérité, pour construire un personnage inoubliable, une sorte de quintessence du musicien, du créateur par excellence. Sainte-Colombe ne vit que par sa musique et sa musique n'existe que par un dialogue tendu, passionné, exclusif avec la mort. (…)
Chez Quignard, le maître ne renvoie pas l'élève par jalousie de virtuose; il le chasse parce que Marais, aussi habile qu'il puisse être - et parce qu'il n'est que suprêmement habile - ne sera jamais un musicien : il est trop porté du côté de la vie, de la compagnie des femmes, des honneurs et des places, de la parfaite copie technique, pour ne pas ignorer définitivement le caractère