Un théâtre de la mise à mort
Dans Miroir de l’enfance, Fernand Crommelynck évoque ce souvenir : pour plaire à Aimé, son grand ami, il lui offre candidement, non seulement le cadeau que son père lui a rapporté de la mer, mais aussi celui qui était destiné à sa sœur ; la chose est découverte, Aimé en est prévenu à l’insu du jeune Fernand ; le lendemain, lorsque celui-ci se rend à leur rendez-vous, son ami le traite de voleur ; le surlendemain, dirigés par Aimé, des garçons se ruent sur Fernand, le couchent par terre, lui desserrent les dents de force et, l’un après l’autre, lui crachent dans la bouche. « Après l'insigne trahison, écrit le dramaturge, je fus longtemps inconsolable. Eperdu, désœuvré, accablé dans mes jeunes années d'une tendresse désormais sans objet, j'usais mes jours à poursuivre le fantôme de notre belle amitié dans les lieux qu'elle me semblait encore illustrer . » Une relation vécue comme dans une bulle, sans souci du monde extérieur ; la douloureuse expérience de la souillure ; le sentiment, qui rend inconsolable, d’un paradis à jamais perdu. Selon d’autres modalités, c’est très exactement ce qui se passe dans Carine : un amour idyllique et une merveilleuse nuit de noces prolongée fort tard dans la journée qui suit ; la brusque confrontation à la petite société qui assiste la fête du mariage, des révélations que l’héroïne reçoit comme autant de paquets de boue ; et la voici qui se déclare inconsolable, elle aussi, alors que l’on n’est même pas à mi-pièce. « Un mot terrible », dit-elle, « pour une chose terrible ».
Tout Crommelynck est là, dans ce noyau thématique essentiel, où un univers d’une beauté et d’une innocence totale est brusquement détruit et son habitant projeté dans l’enfer. Dans Le cocu magnifique, par exemple, sa pièce la plus célèbre, Bruno aime Stella d’un amour sans mesure. Son enthousiasme est tel qu’en toute ingénuité, pour montrer au cousin Pétrus la beauté de sa bien-aimée, il demande à celle-ci de