Voyage au bout de la nuit
J’allais faire cette démarche décisive quand, à l’instant même, arriva vers nous au pas de gymnastique, fourbu, dégingandé, un cavalier à pied (comme on disait alors) avec son casque renversé à la main, comme Bélisaire, et puis tremblant et bien souillé de boue, le visage plus verdâtre encore que celui de l’autre agent de liaison. II bredouillait et semblait éprouver comme un mal inouï, ce cavalier, à sortir d’un tombeau et qu’il en avait tout mal au cœur. Il n’aimait donc pas les balles ce fantôme lui non plus ? Les prévoyait-il comme moi ?
Qu’est-ce que c’est ? l’arrêta net le colonel, brutal, dérangé, en jetant dessus ce revenant une espèce de regard en acier.
De le voir ainsi cet ignoble cavalier dans une tenue aussi peu réglementaire, et tout foirant d’émotion, ça le courrouçait fort notre colonel. Il n’aimait pas cela du tout la peur. C’était évident. Et puis ce casque à la main surtout, comme un chapeau melon, achevait de faire joliment mal dans notre régiment d’attaque, un régiment qui s’élançait dans la guerre. Il avait l’air de la saluer lui, ce cavalier à pied, la guerre, en entrant.
Sous ce regard d’opprobre, le messager vacillant se remit au « garde-à-vous », les petits doigts sur la couture du pantalon, comme il se doit dans ces cas-là. Il oscillait ainsi, raidi, sur le talus, la transpiration lui coulant le long de la jugulaire, et ses mâchoires tremblaient si fort qu’il en poussait des petits cris avortés, tel un petit chien qui rêve. On ne pouvait démêler s’il voulait nous parler ou bien s’il pleurait.
Nos Allemands accroupis au fin bout de la route venaient justement de changer d’instrument. C’est à la mitrailleuse qu’ils poursuivaient à présent leurs sottises ; ils en craquaient comme de gros paquets d’allumettes et tout autour de nous venaient voler des essaims de balles rageuses, pointilleuses comme des guêpes.
L’homme arriva tout de même à sortir de sa bouche quelque chose d’articulé.