L'homme tombant
Il était venu travailler sans empressement, avec la lenteur des habitudes pesantes. S'il avait su que la banalité des gestes cent fois répétés allait prendre un sens innatendu, justement aujourd'hui, il aurait profité plus longuement de son déjeuner. Sa femme ne lui aurait pas dit les mots qui l'ont un peu énervé, juste avant d'échapper une miette de bagel qui est restée coincée entre sa chemise et sa camisole, jusqu'à ce que son corps inanimé s'écrase au sol.
Il pense peut-être, en tombant de la tour attaquée, qu'il aurait aimé voir grandir sa fille, si jolie petite brune aux yeux noisettes, et son rire agaçant. Combien il aurait aimé entendre ce rire agaçant au moment où, entre le vide et la mort son cœur s'arrêta de battre. Ou alors, il n'y pense pas. Il pense à sa mère, malade. Au chagrin qu'elle aurait. Il n'a jamais été à la hauteur du chagrin de sa mère.
Si vous êtes le photographe, vous vous demandez pourquoi vous n'arrivez pas à saisir l'homme tombant mais cela ne vous intéresse pas vraiment. Vous pensez que vous êtes en train de faire un cliché qui passera à l'histoire à cause de l'horreur de la scène et justement son côté énygmatique. Qui est, en vérité, l'homme tombant au-delà de l'identification du corps? Cette photo pourrait devenir un symbole de l'anonimat de la mort par millier. Vous photographiez un homme sans avenir, peut-être sans passé. Mais vous n'êtes pas le photographe et vous refusez que cet homme n'existe plus, ou n'ait jamais existé.
Un peu avant l'impact, il aurait perdu conscience. On pourrait aussi croire qu'il serait mort d'une crise cardiaque pendant la chutte. Le corps retrouvé n'a été identifié que deux jours plus tard. C'est sa femme qui a reconnu les vêtements qu'il avait ce matin-là, lorsqu'il est sorti pour la dernière fois de son appartement dans le Queen's pour se rendre dans les grandes tours du quartier des affaires, symboles de la toute-puissance du libéralisme américain. Son crâne explosé