T. desqueyroux
Thérèse Desqueyroux, la narratrice, a tenté d’empoisonner son mari Bernard. Après avoir bénéficié d’un non-lieu, elle se remémore ici, dans le train qui la ramène au domicile conjugal, la période de sa grossesse. Anne de La Trave est sa belle-sœur et son amie d’enfance, le fils Deguilhem est le parti raisonnable auquel cette dernière va se résigner après avoir brûlé pour un certain Jean.
Jusqu'à la fin de décembre, il fallut vivre dans ces ténèbres. Comme si ce n‘eût pas été assez des pins innombrables, la pluie ininterrompue multipliait autour de la sombre maison ses millions de barreaux mouvants. Lorsque l’unique route de Saint-Clair menaça de devenir impraticable, je fus ramenée au bourg, dans la maison à peine moins ténébreuse que celle d’Argelouse. Les vieux platanes de la Place disputaient encore leurs feuilles au vent pluvieux. Incapable de vivre ailleurs qu’à Argelouse, tante Clara ne voulut pas s’établir à mon chevet; mais elle faisait souvent la route, par tous les temps, dans son cabriolet “à la voie” (1); elle m’apportait ces chatteries que j’avais tant aimées, petite fille, et qu’elle croyait que j’aimais encore, ces boules grises de seigle et de miel, appelées miques ; le gâteau dénommé fougasse ou roumadjade. Je ne voyais Anne qu’aux repas, et elle ne m’adressait plus la parole; résignée, semblait-il, réduite, elle avait perdu d’un coup sa fraîcheur ses cheveux trop tirés découvraient de vilaines oreilles pâles. On ne prononçait pas le nom du fils Deguilhem, mais Mme de la Trave affirmait que si Anne ne disait pas oui encore, elle ne disait plus non. Ah! Jean l’avait bien jugée: il n’avait pas fallu longtemps pour lui passer la bride et pour la mettre au pas. Bernard allait moins bien parce qu’il avait recommencé de boire des apéritifs. Quelles paroles échangeaient ces êtres autour de moi ? Ils s’entretenaient beaucoup du curé, je me souviens