Baudelaire et la marginalité
Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,
Babel sombre, où roman, science, fabliau,
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.
Deux voix me parlaient. L'une insidieuse et ferme,
Disait: "La Terre est un gâteau plein de douceur;
Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)
Te faire un appétit d'une égale grosseur."
Et l'autre: "Viens! Oh! Viens voyager dans les rêves,
Au delà du possible, au delà du connu!"
Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.
Je te répondis: "Oui! Douce voix!" C'est d'alors
Que date ce qu'on peut, hélas! Nommer ma plaie
Et ma fatalité. Derrière les décors
De l'existence immense, au plus noir de l'abîme,
Je vois distinctement des mondes singuliers,
Et, de ma clairvoyance extatique victime,
Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
J'aime si tendrement le désert et la mer;
Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
Et trouve un goût suave au vin le plus amer;
Que je prends très souvent les faits pour des mensonges,
Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.
Mais la voix me console et dit: "Garde tes songes;
Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous!"
Commentaire
Dans ce poème, Baudelaire raconte comment une « voix » aussi attirante qu’effrayante et rappelant celle des sirènes, l’emmène dans un monde de rêve. En choisissant de suivre cette voix plutôt qu’une autre, Baudelaire se retrouve en décalage total par rapport au reste du monde : « Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes, et trouve un goût suave au vin le plus amer; que je prends très souvent les faits pour des mensonges… » Cette voix symbolise le poète en Baudelaire, son besoin de création et son talent pour l’écriture. Pour Baudelaire, dès le berceau, suivre la voie (ou la voix) de la