Booga
"Et ainsi quelque chose nous incombe. Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n'en parlions pas ? Qui même y penserait ? Dans l'universelle amnistie morale depuis longtemps accordée aux assassins, les déportés, les fusillés, les massacrés n'ont plus que nous pour penser à eux. Si nous cessions d'y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement. Les morts dépendent entièrement de notre fidélité… Tel est le cas du passé en général : le passé a besoin qu'on l'aide, qu'on le rappelle aux oublieux, aux frivoles et aux indifférents, que nos célébrations le sauvent sans cesse du néant, ou du moins retardent le non-être auquel il est voué ; le passé a besoin qu'on se réunisse exprès pour le commémorer : car le passé a besoin de notre mémoire… Non, la lutte n'est pas égale entre la marée irrésistible de l'oubli qui, à la longue, submerge toutes choses, et les protestations désespérées, mais intermittentes de la mémoire ; en nous recommandant l'oubli, les professeurs de pardon nous conseillent donc ce qui n'a nul besoin d'être conseillé : les oublieux s'en chargeront d'eux-mêmes, ils ne demandent que cela. C'est le passé qui réclame notre pitié et notre gratitude : car le passé, lui, ne se défend pas tout seul comme se défendent le présent et l'avenir, et la jeunesse demande à le connaître, et elle soupçonne que nous lui cachons quelque chose ; et en effet nous ne savons pas toujours comment lui révéler ces terribles secrets dont nous sommes porteurs : les camps d'extermination, les pendaisons de Tulle, le massacre d'Oradour. En évoquant les jours de la colère, de la calamité et de la tribulation, nous protestons contre l'œuvre exterminatrice et contre l'oubli qui compléterait, scellerait cette œuvre à jamais ; nous protestons contre le lac obscur qui a englouti tant de vies précieuses. Mais on n'est pas quitte