Croix de bois
Et c’est fini…On parlait de sa vie comme d’une chose morte, la certitude de ne plus revenir nous en séparait comme une mer sans limites, et l’espoir même semblait s’apetisser[1], bornant tout notre désir à vivre jusqu’à la relève[2]. Il y avait trop d’obus, trop de morts, trop de croix ; tôt ou tard notre tour devait venir. Et pourtant c’est fini.
La vie va reprendre son cours heureux. Les souvenirs atroces qui nous tourmentent encore s’apaiseront, on oubliera, et le temps viendra peut-être où, confondant la guerre et notre jeunesse passée, nous aurons un soupir de regret en pensant à ces années-là.
Je me souviens de nos soirées bruyantes, dans le moulin sans ailes. Je leur disais : « Un jour viendra où nous nous retrouverons, où nous parlerons de nos copains, des tranchées, de nos misères et de nos rigolades…Et nous dirons avec un sourire : « C’était le bon temps ! »
C’est vrai, on oubliera. Oh ! je sais bien que c’est odieux, c’est cruel mais pourquoi s’indigner : c’est humain… Oui il y aura du bonheur, il y aura de la joie sans vous, car tout pareil aux étangs transparents dont l’eau limpide dort sur un lit de tourbe[3], le cœur de l’homme filtre les souvenirs et ne garde que ceux des beaux jours. La douleur, les haines, les regrets éternels, tout cela est trop lourd, tout cela tombe au fond…
On oubliera. Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L'image du soldat disparu s'effacera lentement dans le cœur consolé de ceux qui l'aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois. Les maisons renaîtront sous leurs toits rouges, les ruines redeviendront des villes et les tranchées des champs, les soldats victorieux si las[4] rentreront chez eux. Mais vous ne rentrerez jamais.
Je songe à vos milliers de croix de bois, alignées tout le long des grandes routes poudreuses, où elles semblent guetter la relève des vivants, qui ne viendra jamais faire lever les morts. Croix de