J'ai emprunté le titre de cet exposé à un mot de Jean-Claude Carrière, écrivain, auteur dramatique français, connu notamment pour avoir été le scénariste de certains films de Luis Buñuel et pour avoir été l'auteur du scénario d'un téléfilm qui a eu en France quelque succès et qui est sorti sous le titre La Controverse de Valladolid. Jean-Claude Carrière déclare dans un ouvrage collectif intitulé Entretiens sur la fin des temps : « Une société sans pensée utopique est inconcevable. Utopie au sens de désir d'un mieux ». Il ne s'agira pas de faire l'exégèse de propos de Jean-Claude Carrière, il semble clair qu'il veut au moins dire que l'on ne saurait priver les hommes de l'aspiration à l'amélioration de leur sort, qu'on ne saurait les priver d'une dimension imaginaire dans laquelle on présume qu'ils puisent leur raison de vivre. On remarquera cependant, à titre de symptôme, le flou dans lequel il emploie le qualificatif « utopique ». Carrière ne dit pas que la pensée politique se doit d'avoir une dimension utopique, mais que la société ne peut fonctionner sans une pensée - qu'elle soit articulée conceptuellement ou imaginaire, de nature ou non politique - qui lui permette de se projeter dans un avenir où les maux présents dont elle souffre trouveraient quelques remèdes.
Je vous propose de développer le propos en trois temps :
D'abord établir avec quelque précision, à partir d'une présentation et d'une brève analyse du récit fondateur de Thomas More, les traits caractéristiques du genre littéraire que forment les récits utopiques, et que la langue allemande désigne parfois par le terme de Staatsroman littéralement « roman de l'État ». Il s'agira notamment de voir en quoi cette désignation est instructive relativement à la genèse de l'État moderne. Cette situation historique et politique devrait me permettre de distinguer l'utopie entendue au sens strict de ce avec quoi on la confond parfois, à savoir l'idéal, l'illusion, le mythe ou le rêve de l'Âge