Ecriture d'invention
Monsieur L. à Monsieur des F., à Paris
Savez vous, mon ami, que votre précédente lettre est d’une impertinence rare, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de m’en fâcher ? Il m’apparaît, après vous avoir lu, que vous avez vraisemblablement perdu l’esprit ; aussi laissé-je un moment mes travaux pour m’occuper de vous raisonner.
Ainsi, s’il me venait la légèreté de tenir pour justes vos propos, la littérature ne serait au plus qu’un moyen, tout comme on va au théâtre, de pourvoir à la distraction et au divertissement ?
Cela est vrai, je vous l’accorde ; mais quel homme infortuné que celui qui se refuse à la réflexion, et se borne à seulement lire pour l’agrément qu’apportent de belles lignes.
Vous avanciez, certes, que la lecture peut être chargée d’émotions ; mais à vous lire, il apparaît certain que le cœur vous chavire bien davantage lorsque vous pontez au pharaon, que lorsqu’Antigone se suicide de désespoir.
Laissez-moi seulement vous ouvrir les yeux. Je ne prétends nullement que ma pensée fait force de loi, cela est entendu ; cependant, si vous me lisez avec attention et bonne foi, je ne désespère pas de faire changer votre avis. Et je vous affirme que de tous les arts, c’est la littérature qui donne la plus juste vue du monde.
Je vous laisse de bonne grâce que la littérature peut être une distraction, cela va sans dire. Mais elle ne saurait y être limitée.
Elle transmet une émotion universelle, que chacun des hommes ressent également.
Prenons pour exemple Bérénice, de Racine : considérez une tragédie, que l’écrivain sait mener sans qu’il y ait aucunement de mort ni de sang. Antiochus aime Bérénice ; celle-ci doit épouser Titus. Plutôt que de mourir, le malheureux Antiochus devra se résoudre à vivre cet amour sans espoir, un éternel chagrin. Voyez-vous