Elle avait pris ce pli
Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin
De venir dans ma chambre un peu chaque matin ;
Je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’on espère ;
Elle entrait et disait : "Bonjour, mon petit père" ;
Prenait ma plume, ouvrait mes livres, s’asseyait
Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait,
Puis soudain s’en allait comme un oiseau qui passe.
Alors, je reprenais, la tête un peu moins lasse,
Mon œuvre interrompue, et, tout en écrivant,
Parmi mes manuscrits je rencontrais souvent
Quelque arabesque folle et qu’elle avait tracée,
Et mainte page blanche entre ses mains froissée
Où, je ne sais comment, venaient mes plus doux vers.
Elle aimait Dieu, les fleurs, les astres, les prés verts,
Et c’était un esprit avant d’être une femme.
Son regard reflétait la clarté de son âme.
Elle me consultait sur tout à tous moments.
Oh ! que de soirs d’hiver radieux et charmants,
Passés à raisonner langue, histoire et grammaire,
Mes quatre enfants groupés sur mes genoux, leur mère
Tout près, quelques amis causant au coin du feu !
J’appelais cette vie être content de peu !
Et dire qu’elle est morte ! hélas ! que Dieu m’assiste !
Je n’étais jamais gai quand je la sentais triste ;
J’étais morne au milieu du bal le plus joyeux
Si j’avais, en partant, vu quelque ombre en ses yeux.
Novembre 1846, jour des Morts.
Victor Hugo, Les Contemplations, Livre Quatrième, "Pauca meae", V
INTRODUCTION
Hugo dédie ce poème à sa fille Léopoldine qui s’est noyée accidentellement en 1843, à l’âge de 19 ans. Le poète idéalise une relation père fille de type très affectif. Le père est un « cœur » : il pardonne voire le dominé, il est accessible, il est le « petit père », il n’est pas le Dieu tout puissant inaccessible. Ici, le père est le cerveau, le Savoir, il le coeur de la Famille.
I. UN BONHEUR PARTAGE
a) Un rituel
L’imparfait montre l’habitude aux vers 3 et 5. Le plus que parfait au vers 1, ainsi que l’adjectif indéfini « chaque