Je pense doc je suis
La dépense comme analogue du «goût» esthétique
Dans La Crise de la culture, Hannah Arendt emprunte aux anciens Grecs la distinction entre la sensibilité esthétique, qui est la reconnaissance «automatique» et subjective du beau, et le goût, qui est un jugement «objectif» porté sur le beau à l'aide du «sens commun» qu'on partage avec une collectivité. Le goût témoigne d'une complicité et d'une pensée partagée; aussi est-il le mortier d'une communauté politique.
En outre, il se rapproche du jugement politique en ce qu'il se communique par la persuasion et non par la force d'un argument irréfutable. Aujourd'hui, c'est l'économie et non la politique qui domine la société: pour pallier ce que Charles Taylor nomme la «perte des horizons», et la perte concomitante d'un consensus social sur la valeur des choses (entre autres, l'honneur, la richesse, le travail et la piété), on se réfugie dans la solidité apparente de la valeur financière.
De fait, comme l'écrit Pascal Bruckner dans Misère de la prospérité, une conception en vogue depuis Marx et reprise par les défendeurs les plus ardents du capitalisme veut que la seule réalité objective soit l'argent, sa production et sa dépense. C'est donc la puissance et le savoir-faire économique qui distinguent — dans l'imaginaire populaire — l'homme «pratique» (ou viril), possesseur de «sens commun», du rêveur idéaliste et englouti dans sa subjectivité, qui correspond alors à «l'engagé», à l'homme politique.
Cela étant, notre «profil de consommateur» accomplit visiblement une fonction analogue au goût des Grecs, en ce qu'il est le nouveau lieu privilégié d'exercice du «sens commun» et nous lie à une communauté économique. Autrement dit, lorsqu'on juge de la qualité d'un produit, on le voit non seulement à travers nos propres yeux mais aussi (parfois inconsciemment) à