Je suis d'ailleurs
Malheureux celui auquel les souvenirs d’enfance n’apportent que crainte et tristesse. Misérable celui dont la mémoire est peuplée d’heures passées dans de vastes pièces solitaires et lugubres aux tentures brunâtres et aux alignements obsédants de livres antiques, et de longues veilles angoissées dans des bois crépusculaires composés d’arbres absurdes et gigantesques, chargés de lianes, qui, en silence, poussent toujours plus haut leurs bras sinueux. Tel est le lot que les dieux m’ont accordé à moi, l’étonné, le banni, le déçu, le brisé. Et pourtant je me sens étrangement satisfait et m’accroche farouchement à ces souvenirs flétris lorsque mon esprit, pour un moment, menace d’aller au-delà, chercher ce qui est autre.
Point ne sais où je suis né, mais le château était infiniment vieux et infiniment affreux, plein de passages obscurs et de hautes voûtes où l’œil, lorsqu’il se hasardait vers elles, ne décelait que nuit et toiles d’araignées. Les pierres dans les couloirs gauchis semblaient toujours atrocement humides, et il régnait partout une odeur maudite, odeur de charniers toujours renouvelés par les générations qui meurent. Il n’y faisait jamais jour ; il m’arrivait parfois d’allumer des chandelles et de chercher longtemps dans leur flamme fixe et immobile un soulagement ou un secours ; dehors non plus il n’y avait pas de soleil, car ces arbres haïssables s’élevaient bien au-dessus de la plus haute et de la plus inaccessible des tours. Il y avait pourtant une tour noire qui montait au-dessus des arbres dans le ciel inconnu de l’au-delà de la nuit, mais elle était à moitié en ruine et l’on ne pouvait y monter qu’au prix d’une escalade presque impossible le long de sa muraille lisse.
J’ai dû vivre des années dans cet endroit, mais je ne peux mesurer le temps. Des êtres ont dû veiller sur moi et prévoir mes besoins, pourtant je ne peux me souvenir d’aucune personne à l’exception de moi-même, de rien de vivant en dehors de