Journal d'une pomme de terre d’Henri Cueco
2001 mots
9 pages
Cette vieille peau terreuse et plissée, blessée, ressemble à la mère de Rembrandt; le grand portrait d'Amsterdam boueux, graisseux, au visage craquelé, entièrement pris dans le projet sédimentaire de la mort. La vieille pomme de terre repose sur un morceau de toile bise et rêche pour ne pas enjoliver sa robe, ne pas être tentée de fuir hors d'elle pour éviter la mise en valeur trop gourmande qui ne cède qu'à l'évident plaisir des confiseries. Ces refus obligent à deviner des bleus insaisissables sous l'ocre apparent. Il est écrit « La Belle de Fontenay » sur toute la largeur de la toile, à même le portrait. Ce nom est un hommage, une sorte d’ennoblissement ironique et grave pour cette face de paysanne mal débarbouillée. La B.F.15 demeure muette, blessée, la tête sur un petit fragment de lin écru. Elle est amputée de sa chair aujourd'hui cicatrisée, couverte d'un voile bleuté, plus intense sur les limites de la coupure, un bleu de plus en plus fort, couvert d'un rose granuleux soulignant ces étranges lèvres obscènes et soudain douloureuses sous le regard, elle alors mourante, morte déjà peut-être et se refroidissant. Elle repose maintenant sur le linceul, dans l'obscurité du bureau, seule, agonisante mais sans souffrance apparente. L'accompagnement d'une pomme de terre à l'agonie n'est pas facile. Bercements et caresses sans écho, réchauffements inutiles. Qui a besoin de qui? Huit jours plus tard, au retour d'un voyage, rien n'a bougé sur le petit napperon de lin où gît, minérale, la tête coupée de vieille, ridée, loin des charmes de Brancusi. En éclairant très fort, les terres accumulées dans les anfractuosités prennent des reflets dorés - dorures de pacotille pour articles de bazar - et les ombres s'encrassent de bleutés et de gris où le regard obstiné décèlera encore les ocres originels. Le silence obtus de la pomme de terre finit par entamer l'indifférence du peintre, il est vrai teintée d'ironie; ironie fanfaronne mâtinée de peur, peur préférée à l'angoisse,