« On avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin » : les premiers mots du Procès de Kafka rappellent que le rapport inaugural de la conscience à la justice prend le visage de la protestation déçue devant le constat de son retrait du monde. Que la justice fasse l’objet d’un appel, d’une requête pressante par lesquels on exige qu’elle soit « faite » ou « rendue » suggère en effet qu’elle désigne non pas une donnée empirique mais une valeur, une norme déterminant ce qui doit advenir (elle n’existe que sur le mode de l’avoirété ou du pas-encore). Or ce mode de donation originel reste purement négatif. Frappé par le spectacle affl igeant de l’innocence brisée, indigné par le triomphe mondain de l’iniquité, notre cœur se soulève et se révolte devant le scandale que représente le divorce entre le cours des événements et nos exigences ; pourtant si nous pressentons que telle situation n’est pas conforme à ce que la conscience serait en droit d’attendre, nous nous montrons incapables de préciser en quoi consiste exactement l’idée qu’enveloppe notre aspiration à la justice. Le jugement de valeur « c’est injuste ! » semble bien naître d’une blessure éprouvée par l’esprit face à certains actes intolérables, laquelle précède la détermination explicite d’un contenu conceptuel objectif spécifiant la notion de justice. Comme l’écrit Paul Ricœur : « C’est d’abord à l’injustice que nous sommes sensibles : “Injuste ! Quelle injustice !” nous écrions-nous. C’est bien sur le mode de la plainte que nous pénétrons dans le champ de l’injuste et du juste. Et, même au plan de la justice instituée, devant les cours de justice, nous continuons de nous comporter en “plaignants” et de “porter plainte”. Or le sens de l’injustice n’est pas seulement plus poignant, mais plus perspicace que le sens de la justice : car la justice est plus souvent ce qui manque et l’injustice ce qui règne. Et les hommes ont une vision plus claire de ce qui manque aux