La robe corail
Elles sont dix ouvrières, dans la l’atelier de madame grospou : dix ouvrières, jolies ou moins jolies, chacune avec son envie de papoter, son bâton de rouge, des bas de soie, une robe courte et son chagrin d’amour. A part celles-là, il y a la peine Émilie dont la présence ténue et silencieuse ne se remarque même pas. On se souvient à peine de l’arrivée d’Émilie chez madame grospou, un soir, comme ca, toute seule, tout enfant. On ne savait pas d’où elle venait. Elle ne parlait pas et on la croyait muette. A son entrée a l’atelier, elle était de la taille d’un enfant. Mais son visage effacé, alors comme maintenant n’avait point d’âge, ni jeunesse ni maturité ne pouvait se lire dans ses yeux démesurés, sans présence et sans rêve. Cela surprenait et inquiétait un peu, ces yeux si grands, comme n’ayant jamais servi, et inconsciemment l’on se disait que c’était mieux ainsi, car si jamais un secret pouvoir d’illumination comblait ces yeux immenses, cela s’étendrait, telle une mer de feu. Mais la chose ne semblait pas devoir arriver en ce monde. Les yeux d’Émilie étaient trop grands parce qu’ils étaient vides. Tout de suite, elle avait ravi madame grospou, par sa dextralité au tricot. Elle semblait n’avoir jamais fait autre chose de sa vie. Et depuis ce temps, Émilie n’a pas cessé d’être une ouvrière extraordinaire. Elle tricote sans éclaircie, fébrilement, tout le jour. Le jour s’asservit à son ouvrage. On se dirait qu’elle le tricote en même temps que sa laine. Chaque semaine se passe ainsi, et, le dimanche, lorsque Émilie cesse de travailler, elle se sent lasse, un désert sans borne en elle, privée de la seule raison de vivre qu’elle connaisse. Elle attend le lundi avec impatience, et jamais il ne lui vient a l’idée de regarder en arrière et de se demander avec effarement ce que sont devenus tous ces jours qu’elle a tricotés ! Une après-midi, il est arrivé à l’atelier un grand gars de retour des chantiers. Branle-bas et grosse dépense de battement de