La vie heureuse
Vivre heureux, mon frère Gallio, tous les homes le veulent, mais quand il s’agit de distinguer clairement ce qu’il faut pour rendre la vie heureuse, ils sont dans les ténèbres.
En vérité, aussi longtemps que nous errons au hasard, en suivant non pas un guide, mais le tumulte et les cris discordants de ceux qui nous appellent dans des directions opposées, notre vie, abrégée par les égarements, s’usera, même si nous travaillons jour et nuit à améliorer notre esprit.
De fait, il est nuisible d’emboîter le pas à ceux qui nous président et, comme chacun aime mieux croire que juger, quand il s’agit de la vie, on ne juge jamais, on croit toujours, et l’erreur transmise de main en main nous emporte dans un tourbillon et nous conduit au désastre.
Les affaires humaines ne sont pas assez bien menées pour que la meilleure option plaise au plus grand nombre : la preuve du pire, c’est la foule.
Heureuse est donc la vie qui s’accorde avec sa nature propre, et l’on ne peut l’atteindre que si l’âme est d’abord saine et en perpétuelle possession de cette santé, puis courageuse et énergique, ensuite belle et patiente, prête à toute circonstance, soigneuse – sans être anxieuse – de son corps et de ce qui s’y rapporte, considérant ensuite avec soin – sans en admirer aucune – les nécessités de la vie, prête à user – sans les servir – des dons de la fortune.
Le souverain bien réside dans une âme méprisant le hasard et réjouie par la vertu.
C’est une forme d’âme invincible, expérimentée, calme dans l’action pleine d’humanité et de souci pour ses semblables.
On peut aussi la définir en disant que l’homme heureux est celui pour qui il n’est rien de bon ou de mauvais hormis une âme bonne ou mauvaise, celui qui cultive l’honnête et se contente de la vertu, que le hasard ne peut ni exalter ni abattre, qui ne connaît pas de bien plus grand que celui qu’il peut se donner à lui-même, et pour qui la vraie volupté est le mépris des voluptés.
En effet, qu’est-ce qui nous empêche de dire