Le corps

Dans la Rome ancienne, le mot « corpus » avait deux acceptions : l’une courante et l’autre essentiellement juridique. Dans son acception courante, il désignait une unité ou un ensemble tangible : un corps physique, qu’il s’agisse du corps humain ou de tout autre élément naturel. Dans son acception juridique, sa signification était anciennement altérée, puisqu’il était le plus fréquemment utilisé sous une forme donnée, « corpora », qui désignait toute corporation professionnelle et commerciale, tout rassemblement d’individus partageant des intérêts, voire un statut juridique et fiscal, communs. Ainsi, par exemple, des « corpora naviculariorum », corporations de navigateurs commerciaux que l’Etat impérial gratifiait de nombreux privilèges fiscaux en contrepartie de l’approvisionnement frumentaire des provinces romaines. Cette double acception du mot « corps » a survécu, et l’on parle aussi bien du corps humain qui a une réalité physique tangible, que du corps social qui a une réalité abstraite. Le terme est depuis son origine frappé du sceau du paradoxe, renvoyant à deux rivalités humaines dont l’une contredit l’autre : comment envisager l’existence d’un corps social unique et indivisible, si celui-ci est lui-même composé de corps physiques, tout aussi irréductibles, dans leur existence et leur dignité ? Comment la nécessaire intégrité des corps individuels pourrait-elle ne pas compromettre la nécessaire intégrité du corps social ? Toute collectivité humaine repose sur l’équilibre toujours imparfait entre l’un et le multiple, entre l’intérêt d’un seul et celui de tous : cette problématique est d’ailleurs celle essentielle de toute la pensée politique moderne, de Hobbes à Jürgen Habermas. Mais cette problématique prend une dimension tout à fait spéciale lorsqu’elle met en scène le corps : car ce n’est plus de la seule conciliation des intérêts qu’il s’agit, mais de la vie elle-même, individuelle et sociale. Curieusement, ou non, le problème du corps est,