Le moi chez pascal
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.
Ce fragment ne doit pas être entendu à contresens. Il a parfois été interprété comme une négation de l’existence du moi. Voir par exemple dans Méthodes chez Pascal, p. 282-283, la discussion avec C. Meurillon, au terme de laquelle M. Defrenne conclut : « le moi n’existe pas, il est fugace ». Conclusion insatisfaisante, dans la mesure où, pour être fugace, il faut bien que le moi existe. En fait, Pascal pense que le moi est insaisissable, ou plutôt inassignable. Il distingue implicitement le moi comme sujet et le moi comme objet, et particulièrement comme objet de la pensée de soi-même et des autres. La distinction est présentée par Nédoncelle Pierre, “Le moi d’après Pascal”, in Pascal. Textes du tricentenaire, Paris, Arthème Fayard, 1963, p. 35 sq. On trouve une remarque analogue dans Carraud Vincent, “L’égologie cartésienne subvertie : le fragment 688 des Pensées”, Équinoxe, 6, Rinsen Books,